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Date de création : 24.01.2011
Dernière mise à jour : 25.10.2017
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BLAISE CENDRARS - MADAME CAROLINE

Publié le 11/03/2014 à 11:11 par escapadeautomnale
BLAISE CENDRARS - MADAME CAROLINE

Edward Hopper - Jeune fille à la machine à coudre, 1921

Huile sur toile - Madrid, Thyssen-Bornemisza Collection

 

 

MADAME CAROLINE

 

Je me souviens. Je me souviens que la première fois que je vis les meubles de madame Caroline, machine à coudre, armoire à glace et bahuts normands, lits de palissandre et agrandissements photographiques dans leur cadre (des bonnes têtes de paysans de chez nous), lustre, radio étaient posés par terre, sur le gravier d’un jardinet de banlieue, devant un pavillon pimpant et tout neuf. Madame Caroline emménageait. De temps en temps, elle apparaissait à l’une ou l’autre fenêtre ouverte, un foulard sur les cheveux, un plumeau à la main, époussetant un objet ou secouant un tapis, souriant à ses enfants qu’elle n’avait pas le courage de gronder sérieusement parce qu’ils cueillaient les premières capucines ou piétinaient les plates-bandes. « - Marie ! - Madeleine ! criait-elle à ses filles, vous devriez donner le bon exemple. Laissez ces fleurs tranquilles. Venez me donner un coup de main… - Paul ! - Henri ! faites donc attention, vous abîmez l’herbe… - Ah, ces enfants, me fit-elle, à moi, étranger planté dans la rue et qui regardait, ces enfants, ils abîmeraient tout, des grandes filles et des gentils garçons, on dirait qu’ils n’ont jamais été à la campagne ! » Elle appelait ça la campagne, un pavillon dans un lotissement. Elle avait un beau sourire. C’était une Parisienne. Elle avait mis des gants pour ne pas s’abîmer les mains. Elle pouvait avoir 40 ans. Elle était active. Dès le lendemain elle avait mis une pancarte sur la porte du jardinet : « Caroline, couturière. Modes à façon. Prix modérés. » Déjà elle était à sa machine à coudre. C’était une laborieuse. Durant une dizaine d’années toujours je l’ai vue derrière sa fenêtre, dont les rideaux étaient retroussés et maintenus par des épingles anglaises, penchée sur sa machine à coudre dont on entendait le ronronnement. Elle s’esquintait. Elle n’avait pas une seule pratique dans le lotissement car entre voisines on se déteste, on se jalouse, on s’espionne, on se débine, on jaspine, on critique le mari d’une telle, ou son chapeau, ou sa démarche, ou son ménage, ou son linge intime qui sèche sur une corde derrière la maison, et il y a les démêlés des gosses et les manigances des filles qui sortent le soir pour aller au cinéma. Pauvre madame Caroline faisait de la confection à domicile pour les grands magasins. Je la rencontrais parfois dans la rue chargée d’un lourd paquet de petites culottes d’enfants enveloppées dans une serge verte. Je la saluais au passage. La femme avait perdu son sourire. Des mèches lui pendaient dans le cou. Elle ne portait plus de gants. Ses mains étaient criblées de piqûres d’aiguille. Elle avait presque toujours un dé au doigt et des jeux d’épingles sur le devant de son corsage. Ses yeux clignotaient. L’électricité n’était pas encore installée dans la maisonnette, pas plus que dans le restant du lotissement qui lui aussi était déjà tout décrépit. La mère Caroline car c’est ainsi que ses voisines l’appelaient maintenant, la mère Caroline. Ah, cette crâneuse, elle avait voulu le faire à l’épate quand on a un mari pareil. Elle n’avait jamais eu assez de chichis à mettre sur le dos de ses filles. Et ses garçons, ah, parlons-en, des frappes. Les gens pauvres ne sont jamais très charitables entre eux ou alors il faut être tombé dans le gouffre du malheur et être sur le point de crever pour qu’on vous tende la main, et on le fait avec gêne, avec honte, et en ricanant pour ne pas avoir l’air d’en avoir l’air. On n’a pas de pitié entre pauvres. On se méprise cordialement. Et dans les lotissements l’on est féroce car l’on n’est plus rien qu’un transplanté, qu’un déclassé, sans attaches, sans racines, pas plus en ville qu’au village natal que l’on a désertés. Et même la parenté ne vous connaît plus comme si l’on était pareil à tous ces étrangers qui vous entourent et qui sont venus de Dieu sait où, entrés en fraude ! Sans rien lui dire j’étais intervenu auprès de la Direction d’un grand magasin de Paris pour qu’on fournisse à madame Caroline un travail moins tuant que d’assembler des milliers de culottes d’enfant coupées d’avance, et plus rémunérateur. Cela ne servit à rien. Madame Caroline avait un foutriquet de mari, vague gratte-papier dans une compagnie d’assurance, mais beau parleur et enragé de politique. Cela n’était pas sérieux. Les filles se débauchèrent. Les garçons tournèrent mal. Et depuis le temps, la petite maison n’était toujours pas payée. Madame Caroline n’y arrivait pas. Le ronron de la machine à coudre ne suffisait pas, et même si elle avait tourné toute la nuit, et durant cent ans. Le dos de la couturière se voûtait. Elle perdait la vue. Ses mains maigrissaient. Elle souffrait de terribles migraines. Que de soucis, mon Dieu, que de soucis. Et il restait encore des billets à payer, deux ou trois, les derniers qu’on s’était vu dans l’obligation de faire renouveler. Et brusquement ce fut la saisie. Je me souviens. Je me souviens que la dernière fois que je vis les meubles de madame Caroline, machine à coudre presque hors d’usage à force d’avoir servi, armoire à glace salie et bahuts normands non astiqués, lit de palissandre avec traces de punaises et agrandissements photographiques pleins de chiures de mouches (des bonnes têtes de paysans de chez nous dans leur cadre doré), lustre rouillé et poste-radio détérioré parce que n’ayant jamais servi à cause du courant électrique qui n’arrivait toujours pas au lotissement, après tant d’années et de belles promesses, tout cela était posé dans la boue, sur le mâchefer d’un jardinet de banlieue où il n’y avait pas une fleur, pas un brin de gazon, devant un pavillon béant, faisant partie d’un lotissement d’épouvante, tout cela était vendu à la criée, sous la pluie d’hiver. Les voisins rigolaient. Le mari n’était pas là, cette grande gueule. Les enfants étaient absents. Je ne sais pas ce que les garçons étaient devenus. Ils avaient disparu. Marie, elle était entraîneuse dans un boui-boui près de la Porte Saint-Denis. Madeleine, je l’avais bien inutilement relancée à Buenos Aires l’année auparavant (« - Je ne veux pas rentrer, na ! je ne veux pas rentrer… Je me plais ici… cette vie me plaît… Pour rien au monde je ne veux retourner dans le pavillon de maman, vous pouvez le lui dire, et que pour rien au monde je ne voudrais revoir les sales binettes des voisines… Merde… Ici, j’ai un bel avenir et je fais la noce… Ca paye !... C’est pas comme ce pauvre papa… Tiens, comment va-t-il, il fait toujours de la politique ?... Bien sûr, hein, comme il parle bien, papa… ») Enveloppée dans un méchant manteau la mère Caroline pleurait à chaudes larmes sous un parapluie. Personne ne faisait attention à elle. On la vendait. A la criée. A la va-vite...

 

 

BLAISE CENDRARS

 

L’homme foudroyé

 

Rhapsodies gitanes

 

Editions Folio

 

 

 

Commentaires (4)

lucasjl le 11/03/2014
Une histoire qui se veut presque moderne !
http://youtube+lucasjl.centerblog.net


Automnale le 13/03/2014
J'aime beaucoup cette écriture, cette façon douce-amère de raconter... En quelques mots, Blaise Cendrars a créé une atmosphère, un portrait très vivant, très touchant, criant de vérité et tellement en effet, Jean-Louis, encore et toujours d'actualité...

Automnale
http://escapadeautomnale.centerblog.net


lescouleursdemyriam le 13/03/2014
"On se méprise cordialement" : tout-à-fait ça. Quand ce n'est pas l'indifférence, c'est le mépris.
http://lescouleursdemyriam.centerblog.net


Automnale le 16/03/2014
Et pourtant, Myriam, elle était courageuse cette madame Caroline ! Mais la vie ne fait pas toujours de cadeaux...

Automnale
http://escapadeautomnale.centerblog.net


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